Une fois seul Abdourahmane se remémora cette tragique partie de son existence. La grande lueur qu’il avait vu était tout simplement l’explosion d’un obus de gros calibre. Ses camarades lui racontèrent plus tard, que son ami Oussama qui était accroché dans les barbelés avait été entièrement pulvérisé. On n’avait rien retrouvé de ses restes. Quand à lui Abdourahmane il avait été très grièvement blessé, mais ses camarades avaient réussi à l’évacuer vers l’ambulance à l’arrière où un médecin l’avait stabilisé en attendant son transfert vers l’hôpital où les chirurgiens pourraient faire du meilleur travail. Sa robuste constitution lui avait permis de supporter tout ces chocs et il avait finalement, contre toute attente, survécu. Après quelques longues semaines, allongé sur son lit d’hôpital, sans pouvoir bouger, du fait de ses multiples fractures, il avait enfin été jugé apte à être évacué vers l’arrière pour y terminer sa convalescence. Mais ses blessures avaient laissé des traces, et malgré le manque d’hommes, les médecins militaires n’avaient pu que le réformer partiellement. Il était devenu inapte au front. Il avait donc été renvoyé dans son corps d’origine à Sainte-Foy-lès-Lyon, pour occuper un poste à l’arrière. Il était devenu fourrier, c’est-à-dire qu’il était chargé d’habiller les nouvelles recrues qui quelques semaines plus tard monteraient au front pour combler les vides que les offensives du général Nivelle d’avril 1917 avait creusés dans les troupes, en particulier ces troupes coloniales qui étaient engagées partout où les combats étaient les plus violents.
C’est dans ses nouvelles fonctions qu’il fit une rencontre étonnante. Il s’était lié d’amitié avec un jeune soldat Eugène Weber blessé lui aussi grièvement dans les offensives de l’année précédente et lui aussi réformé partiellement. Mais plus instruit que lui, il travaillait dans les bureaux. Ses parents Mr et Mme Auguste Weber commerçants aisés de Lyon avaient obtenu un laisser passer pour leurs activités professionnelles, ce qui leurs permettaient de venir le voir régulièrement. Ils apportaient toujours de quoi améliorer un ordinaire certes correct mais frugal pour des jeunes gens dans la force de l’âge. Parfois le dimanche, ils obtenaient même une permission le temps d’aller passer un après-midi à Lyon, une grande ville comme n’en avait jamais vu Abdourahmane. Mr et Mme Weber qui avaient débuté leur carrière dans les colonies avaient conservé un certain attachement pour ces pays lointains et leurs populations. C’est pour cela qu’ils adoptèrent rapidement l’ami de leur fils et Abdourahmane fut bientôt de toutes les sorties. Bien entendu, il fallait affronter les regards d’une population qui n’était pas habituée à voir des Africains comme lui. Certains se posaient même la question de savoir pourquoi il n’était pas au front en train de défendre la Patrie. Mais quelle patrie pour lui qui venait d’un village perdu au fond de la savane africaine ?
Malgré les douleurs de ses blessures, la vie durant cette année 1917 s’était écoulée paisiblement grâce à l’amitié d’Eugène Weber et de sa famille. Grâce à eux il avait appris beaucoup de choses qui lui serviraient quand il rentrerait au pays.