Toujours les mêmes devoirs :"dent, dentition, dentaire".Cela faisait plusieurs jours que je m’ennuyais :"arme, armure, armée", des semaines que je ne faisais que trouver des familles de mots, encore et encore...Au bout d’un certain temps on se lassait. Heureusement qu’on parlait également de la guerre et de notre belle nation à l’école : des poèmes sur le drapeau tricolore pour le français, le début de la guerre en histoire, des problèmes avec des bataillons en mathématiques, de quoi faire de nous de fins stratèges ! Et pour finir nous avions même le droit de dessiner de belles croix de guerre dans notre cahier. Mais malgré cela, je m’ennuyais à mourir. Je n’avais qu’une envie : faire l’école buissonnière.
En passant devant le magasin de jouets je regardai à travers la vitrine et j’aperçus un soldat de bois, le buste sortant d’un char d’assaut en étain, brillant et impressionnant. Le soldat n’était pas mal non plus : grand, droit, un bel uniforme. Je rêvais d’être comme lui plus tard, d’être soldat.
Je retrouvais des camarades et nous décidions d’aller à la foire, notre maire avait décidé de concurrencer celle de Leipzig. Nous naviguions de stand en stand sur les quais du Rhône, observant ici des confiseries, là des tapis ou encore des animaux... Malgré la guerre, la Foire était noire de monde. Des femmes, des enfants, des personnes agées et quelques soldats en permission faisaient bourdonner cette ruche désordonnée mais pourtant si bien organisée.Grisé par cette ambiance, je m’approchai d’un stand de confiseries, jetai un regard furtif autour de moi et attrapai un sachet de caramels, le glissai sous mon manteau. D’un pas rapide, je rejoignis mes amis mais soudain un cri retentit :
"Vous ! Arrêtez-vous !" Le marchand de caramels était derrière moi, je m’étais fait prendre ! La police arriva , ils appelèrent mes parents. D’un commun accord ils décidèrent de m’envoyer servir la soupe le jeudi après-midi à Perrache avec ma mère.
Ce n’était pas véritablement une perspective joyeuse pour moi que de devoir aller servir la soupe avec Clothilde Bizolon. Moi qui rêvais d’aller combattre avec mes copains, je dus me lever à 6 heures pour aller à la gare de Perrache.Le chemin était long et fatiguant. J’avais froid. Les rues étaient désertes, les magasins fermés mais une fois arrivé à la gare, je fus impressionné par la grande place qui fourmillait de monde, chacun sachant précisément ce qu’il devait faire et où il allait.
J’arrivais au stand de "la mère des poilus" où des soldats fatigués attendaient d’être servis. Aussitôt, ma mère me prit par le bras pour m’amener derrière le comptoir. De là, je voyais tous ces soldats, qui croulaient sous le poids de la guerre. Certains marchaient laborieusement, d’autres avaient la figure déformée, les "gueules cassées" disait-on.J’ai alors demandé à un des soldats :
"Que vous est-il arrivé au visage ?
Je reviens du front" me répondit-il sèchement.
Comment ça s’est passé ?
Ce n’est pas quelque chose qu’on peut raconter aux personnes de ton âge.
Allez, s’il vous plaît, ça m’intéresse d’entendre votre histoire.
Bon d’accord, de toute manière il faut bien que tu saches ce qui se passe. La guerre c’est l’enfer.
Tout d’abord, quand je suis parti au front, c’était de force. Les autorités sont venues m’arracher à ma femme et ma bonne vieille campagne. Quand je suis arrivé sur le front, la première chose que j’ai vue ce sont les innombrables cadavres qui jonchaient le sol. J’ai éprouvé à ce moment un sentiment, tu sais, ce sentiment qu’on appelle l’horreur. Pendant des mois, j’ai vécu dans le froid et la boue au fond d’une tranchée, dans la peur de ne jamais retrouver ma famille. La nuit, il m’était impossible de dormir, réveillé sans cesse par les cris et le bruit des obus qui tombaient. Et quand bien même j’arrivais à m’assoupir, j’étais pris de tremblements, de secousses à cause d’affreux cauchemars. Je voyais des gens mourir, le sang mêlé à la boue et aux débris d’artilleries.Enfin j’ai eu une permission de dix jours après avoir survécu à un obus tombé très proche de moi. Aujourd’hui je ne suis plus qu’un morceau de la guerre, je ne pourrai jamais oublier ces atrocités. Toutes les nuits je me réveille en sursaut et baigné de sueur et il me faut alors bien trois heures pour arriver à retrouver un semblant de calme. Petit, je te souhaite de ne jamais connaître ça !"
Trop choqué par ce que je venais d’entendre, je fus incapable de lui répondre. Je me surpris à penser que j’avais eu tort d’être aussi curieux. La mère Bizolon qui était très sympathique et voyait mon effroi me fit goûter la soupe pour me distraire et je finis de distribuer le souper à cette masse d’homme si éprouvé.A la fin de la journée, à ma grande surprise je me suis dit que j’allais attendre avec impatience le jeudi suivant.En attendant, le plus grand de mes trois frères devait rentrer le lendemain pour une permission, j’étais pressé de le revoir !
Le soir, à la maison, je m’installais à table pour lire le journal du front. Mon père venait d’arriver, il avait une lettre à la main et pleurait, je pus lire par dessus son épaule ces quelques mots :
"Soldat brave et énergique, d’une belle attitude au feu. Blessé très grièvement le 15 mars 1916 étant en sentinelle dans un poste avancé. Transféré en urgence au service spécialisé dans la chirurgie maxilo faciale de l’hôpital des Minimes à Lyon."
Nous étions effondrés.
bonjour, bravo pour votre récit.
Bonne continuation à tous, et à très vite pour faire votre connaissance,
Céline Cadieu-Dumont